CEDH 9 février 2021 Tokel c/ Turquie: Utilisation sans droit par une entreprise d’État d’un brevet

13 février 2021

En 1988, Tokel installe un tapis de séchage automatique du thé alors qu’il travaille dans une usine de thé privée. En 1991, il dépose une demande de certificat d’invention, équivalent en droit turc à un brevet octroyé en 1992 pour 15 ans.  Entretemps, en 1990, l’entreprise d’État Çaytur commence à acheter des techniques pour ses usines et en 1991, ce système est installé dans son usine de Pazarköy. Le Traité EPO est adopté et le certificat devient un brevet avec une protection prolongée de 20 ans. En 1993, Çaytur demande en justice l’annulation du brevet plaidant que Tokel avait copier l’invention mise au point par l’équipe de Çaytur en 1988, action dont elle est déboutée, tandis que Tokel argue que Çaytur utilise illégalement son brevet sans le payer et introduit aussi une action en concurrence déloyale. La Cour de cassation rejette aussi la demande de Çaytur. En 2002, Tokel obtient une mesure provisoire interdisant à Çaytur d’utiliser l’invention dans deux usines, mesure qui ne peut être appliquée suite à une réaction des travailleurs. Un expert atteste que Tokel a installé et testé son système en 1988 dans deux usines ainsi que chez Çaytur, et un autre expert conclut que Çaytur remplissait les conditions de l’usage antérieur, détenant légalement le système et sa documentation, cette entreprise d’État se trouvant en cette occurrence soumise aux lois privées. Ce statut a pour conséquence que toutes les usines de Çaytur sont considérées comme une seule entité dont la direction est gérée par le Conseil des Ministres qui prend la décision d’installer le système dans toutes les usines, tandis que Tokel estime que l’usage antérieur ne vaut que pour une seule de ses usines. La Cour de cassation ne le suit pas.

Devant la CEDH, le requérant argue d’une violation de son droit de propriété protégé par le P1§1. Le gouvernement argue que le brevet a expiré en 2011, et que Çaytur bénéficiait de l’usage antérieur, et bien que ce soit une entreprise d’État, relevait du droit privé sans bénéficier d’un monopole, qu’il s’agit donc d’un conflit entre entreprises privées. Le requérant répond que son brevet a expiré faute qu’il ait pu payer le frais, sa situation financière résultant de la violation de son brevet. L’interférence de l’État résulte des décisions prises par le Conseil des Ministres autorisant Çaytur à utiliser l’invention. La Cour relève que bien que le brevet ait expiré, la plainte porte sur l’usage actuel illégitime de Çaytur pour lequel le requérant peut demander réparation. Un État peut être responsable des dettes d’une entreprise qu’il possède dans la mesure où elle n’en est pas suffisamment indépendante (point 58), jurisprudence qui s’applique aussi aux obligations   découlant de la violation d’un droit de propriété. Le requérant indique que la loi concernant l’usage antérieur a été adoptée en 1995 et appliquée rétroactivement à son invention, ce à quoi le gouvernement répond que Çaytur avait commencé à développer ce système avant le brevet. La Cour répond que l’interférence réside dans l’usage en soi de l’invention sans autorisation, peu important que Çaytur ait un droit fondé sur l’usage antérieur ou non (point 69), un tel droit n’étant pas prévu par la loi turque avant 1995 (point 75). Il n’est pas interdit en matière civile d’adopter une loi rétroactive, mais le décret de 1995 n’avait pas cet effet, donc en 1991, il n’y avait de règle restreignant le droit exclusif découlant du brevet (point 76), si bien que l’atteinte portée au droit de propriété n’est pas prévue par la loi au sens de P1§1, et que la Cour ne peut vérifier si cette atteinte poursuivait un but légitime, ni s’il y a un équilibre entre l’intérêt public et l’atteinte à un intérêt privé (point 79). La Cour conclut dans son arrêt du 9 février 2021 à une violation de P1§1.

CEDH 19 novembre 2020 Pantalon c/ Croatie: Nullum crimen en matière douanière

21 novembre 2020

Se rendant en Croatie, P. se voit saisir un fusil-harpon non déclaré qu’il transportait et fait l’objet d’une procédure pour contravention. P déclare devant le tribunal de police qu’il n’avait pas l’intention de ne pas déclarer le harpon vu qu’il l’avait déjà en entrant en Bosnie-Herzégovine. En se fondant sur cet aveu, le tribunal le condamne à une amende et saisit le harpon. P fait appel, arguant que le harpon n’est pas une arme selon la législation sur les armes. La CA considère le harpon comme une arme comparable à un arc et donc une arme selon ladite législation. Son recours constitutionnel est rejeté comme étant infondé, si bien qu’il forme une requête pour avoir été puni d’un crime non prévu par la loi (§7 CEDH). Il indique notamment que le gouvernement a confondu le plaider coupable pénal et l’établissement des faits devant le tribunal de police, qu’un aveu ne dégage pas la Justice de son obligation de rechercher si une infraction a été commise, et que selon le droit croate le plaider coupable n’est admis que si la question est expressément posée à l’accusé, et donc qu’il ne pouvait lui être reproché d’avoir admis transporté un objet qui n’est pas une arme.

Dans son arrêt du 19 novembre 2020, la Cour déclare la requête admissible en ce que les critères d’application fixés dans les arrêts Engel du 8 juillet 1976 et Jussica sont réunis (point 28), un fait puni d’amende relevant de la notion de crime, peu important les distinctions nationales faites entre les infractions (point 30). Devant la Cour, le requérant réitère ses arguments, indiquant aussi qu’un harpon peut être acheté par un enfant (point 40). Le gouvernement indique que peu important que le requérant ait pu pensé qu’un harpon ne soit pas une arme, il devait le déclarer en passant la frontière (point 44). La Cour rappelle que le droit pénal est d’interprétation stricte et ne peut être appliqué par analogie (point 46). Quant à l’argument que P. dans le doute devait déclarer le harpon, la Cour estime que personne ne doit être dans le doute sur le caractère fautif d’un comportement car cela expose à l’arbitraire des autorités (point 53). Il y a eu par conséquent violation de l’article 7 de la CEDH (point 54).

CJUE 10 septembre 2020 BMW: un logiciel ajoute de la valeur en douane aux marchandises qui l’incluent

12 septembre 2020

Un logiciel propriété de BMW sert à tester les commandes sur les véhicules produits dans des pays tiers, si bien que BMW estime ne pas devoir de droits de douane dessus et ne déclare que le prix d’achat des commandes fabriquées dans des Etats tiers sans le coût de développement du logiciel dont la douane estime qu’il faut tenir compte dans le calcul de la valeur en douane d’une marchandise, lequel se fait selon son prix mais aussi la valeur de certains éléments limitativement énumérés comme la valeur de biens ou services et les droits intellectuels nécessaires à la production de la marchandise (point 10). Le Tribunal des finances munichois pose la question de savoir si la valeur en douane inclue le coût de développement d’un logiciel.

La Cour dans son arrêt du 10 septembre 2020 rappelle d’abord que la valeur en douane doit refléter la valeur réelle d’une marchandise en tenant compte de plusieurs éléments afin d’aboutir à un système harmonisé et équitable (point 13), et l’article 71 du Code des douanes de l’Union impose l’ajout au prix de la valeur que constitue certains produits et services auto-prestés gratuitement, peu important qu’il s’agisse de biens immatériels comme un logiciel, lesquels sont inclus dans les valeurs à ajouter (point 18). Si des services qui ne font pas partie de la fabrication -donc pourraient être exclus du calcul- ajoutent de la valeur au produit final, ils entrent dans le calcul de la valeur de la marchandise, selon les conclusions du comité des douanes qui servent ici à interpréter cette disposition (point 20).

CJUE 11 juin 2020 KOB: L’exigence B2 dans une profession est une discrimination fondée sur la nationalité

13 juin 2020

En 2018, la société agricole lettone KOB, gérée et détenue par des actionnaires allemands, demande la permission d’acheter des terres agricoles aux autorités lettones, qui refusent. KOB fait valoir devant le tribunal administratif qu’il y a une discrimination fondée sur la nationalité en ce que le droit letton soumet l’acquisition quand l’actionnaire est étranger à la résidence de l’actionnaire en Lettonie et à un niveau B2 en letton. La question préjudicielle de la compatibilité de cette loi avec l’interdiction des discriminations fondées sur la nationalité dans l’exercice d’une profession qui s’applique en matière d’achat de terres agricoles est posée à la CJUE .

Par l’arrêt du 11 juin 2020, la Cour rappelle que si la propriété relève de la compétence des Etats membres, cela ne soustrait pas son régime au droit de l’Union européenne (point 20) et que quand il y a une harmonisation suffisante, l’examen concerne la conformité du droit national à ce droit harmonisé. La législation en cause affecte la liberté d’établissement en général (point 27) qui prévoit une règle spéciale de non-discrimination. La directive 2006/123 liste des conditions interdites dans l’octroi d’une autorisation d’établissement. La loi lettone imposant des conditions en plus que les actes exigés du citoyen letton (point 35), elle constitue une discrimination directe fondée sur la nationalité (point 40).

CJUE 13 juin 2019 IO: Imposition d’un membre du Conseil de surveillance d’une fondation

22 juin 2019

Membre du conseil de surveillance (CS) d’une fondation, fonction pour laquelle il reçoit une rémunération sans avoir à justifier une présence ou une activité, IO est qualifié en 2013 d’assujetti à la TVA. Il conteste cette décision. La CA néerlandaise se demande s’il doit être qualifié d’entrepreneur, se qui le soumet à la TVA, son activité économique au sein de la fondation étant incontestée. Les parties se divisent quant à savoir si cette activité est indépendante ou non, la CA relevant que les membres du CS sont nommés et révoqués par le CS qui fixe la rémunération, et ils agissent pour la fondation. La fondation fait valoir que celui qui a un contrat de travail avec elle ne peut être membre du CS, la nomination au CS mène à un contrat de prestation de service, dont les conditions sont fixées par le CS et non la fondation qui n’est pas leur employeur, les membres devant  agir indépendamment et de manière critique vis-à-vis des autres membres de la fondation. La CA constate un lien de subordination concernant les conditions de travail entre le CS et ses membres sans qu’il puisse leur imposer une conduite, mais s’interroge sur le caractère indépendant de cette activité.

La CJUE répond dans son arrêt du 13 juin 2019, IO c/ Inspecteur van de rijksbelastingdienst, qu’est assujetti celui qui exerce en indépendant une activité listée dans la directive TVA dont celle de prestataire de service, et en est exclu le salarié « et autres personnes dans la mesure où ils sont liés à leur employeur par un contrat de louage de travail ou par tout autre rapport juridique créant des liens de subordination en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération et la responsabilité de l’employeur » (point 22). L’activité en cause est économique, puisque permanente et  rémunérée, peu importe que la rémunération soit forfaitaire et non individualisée, ni ses résultats. En l’espèce, c’est une fiction légale qui classe la rémunération dans les salaires (point 33). En outre, le contrat entre la fondation et le membre du CS est un contrat de prestation de service, elle  ne leur donne aucune instruction concernant la manière dont ils exercent un contrôle sur le fonctionnement de la fondation et ils ont l’obligation d’exercer ce contrôle en toute indépendance. Toutefois, le fait qu’ils n’agissent pas en leur nom ni ne supportent de risque économique notamment une sanction en cas de négligence fait que leur activité ne peut être qualifiée d’indépendante.